La fable de deux disciplines

En parallèle de la lecture de ce billet, je vous invite à lire cet article de Vic Finkelstein : A tale of 2 cities. Dans ce récit, Finkelstein nous présente une définition du modèle médical et du modèle social du handicap, au travers de son expérience personnelle, en tant qu’utilisateur d’un fauteuil manuel, dans 2 villes, en 1990 : Budapest et New York.

J’essaye ici de faire la même chose, mais au travers de mon expérience personnelle dans 2 disciplines sportives : le basket fauteuil, et le murderball / rugby fauteuil.

Nous avons donc, d’un côté, le basket fauteuil. Créé après la seconde guerre mondiale, suite à une demande politique, pour la réhabilitation des vétérans revenus de la guerre blessés. Dans cette perspective, les premiers jeux paralympiques (« Jeux de Stoke Mandeville ») de l’histoire se déroulent en 1948, à l’hôpital de Stoke Mandeville, qui s’occupe de lésions de la moelle épinière.

Les premiers basketteurs sont donc des vétérans. C’est-à-dire des hommes, jeunes, athlétiques, avec un certain enthousiasme pour les activités physiques et la compétition. Ce sont tous des anciens valides, des personnes qui sont devenus handicapés au cours de leur vie, et j’aurai tendance à penser, majoritairement lors d’événements traumatiques.

Bien sûr, ce que je dis est une généralité. Il y avait sûrement à Stoke Mandeville en 1948 au moins une femme d’âge mûr discrète qui s’était cassée le dos en tombant d’un escalier. Mais le corps médical en charge de ces vétérans doivent tenir le même raisonnement que moi.

Et c’est ainsi que les patients (je rappelle qu’on est à l’hôpital, et que ces gens y sont dans un but de soin et de rééducation) découvrent le basket. C’est-à-dire que c’est une « astuce » pour remettre les gens au sport. Pour les divertir, mais aussi dans un but « thérapeutique ».
Alors on prend ce qu’on a : un terrain de basket. Et on joue au basket. Toutes les règles sont identiques, sauf une : la reprise de dribbles est permise. Le matériel est aussi le même (on rajoute juste des fauteuils). Les arbitres sont les mêmes. C’est encore le cas à l’heure actuelle. Sur les premiers échelons de compétition (par exemple au niveau régional), un.e arbitre peut très bien siffler le matin un match de basket valide, et l’après midi un match en fauteuil. (Ils ont certainement un petit module de formation supplémentaire, mais à la base, ce sont des arbitres de basket)

Donc à Stoke Mandeville, on prend les hommes qui arrivent à pousser leur fauteuil et shooter, et on les met sur un terrain. Je rappelle qu’on est à l’hôpital. Dans les années 40-50. Le but, c’est de réinsérer ces personnes, toute une génération durement touchée par la guerre, aussi vite que possible dans la société. Après en avoir fait des soldats armés, en faire de soldats de la société de consommation. Il faut qu’ils soient forts, indépendants, adaptables (adaptés ?), productifs. Ceux qui ne sont pas capables de pousser leurs fauteuils seuls et de shooter, parce que trop handicapés suites à leurs blessures, seront « statistiquement » ceux qui auront du mal à atteindre ce modèle « productif » du mutilé de guerre bien réinséré.

Le « modèle médical » fonctionne a bloc. Selon cette idée, (c’était pas encore théorisé à l’époque) tout handicap, qu’il soit inné ou acquis, est un problème propre à l’individu qui en est affligé. Un drame individuel, une défaillance. Un individu handicapé n’est qu’un individu valide « au rabais », dont le seul but serait de (re)conquérir des capacités physiques perdues ou espérées. Son salut, c’est de se rapprocher le plus possible du modèle valide normé, de l’individu avec ses 4 membres fonctionnels et ses 5 sens. Plus il s’en approche, plus il est un « bon handicapé » et plus ses chances d’accéder à une vie autonome sont grandes. Plus il s’en éloigne, et plus il risque de se retrouver assigné à résidence chez ses vieux parents, ou à passer sa vie à l’intérieur du complexe médical, privé de toute liberté ou initiative sur sa vie.

C’est l’esprit de l’époque. Il y a plus de nuances aujourd’hui, mais bien plus tard, le basket fauteuil sera encore instrumentalisé dans ce sens. Jerry Lewis, acteur populaire et présentateur du Téléthon américain, écrit en 1990 une tribune intitulée «If I had muscular  dystrophy » (on peut le lire ici, attention c’est trash). L’objectif de cet article, comme d’habitude j’ai envie de dire, c’est de faire pleurer dans les chaumières sur les pauvres handicapés, pour encourager les gens à donner de l’argent. Dans cet article, en gros, le basket fauteuil est (dans le regard de Jerry Lewis) un sous basket, une version au rabais du « vrai basket » (celui qui se joue debout).
Juste pour bien garder les idées claires : Quand Jerry Lewis publie son torchon en septembre 1990, ça fait tout pile un mois que l’ADA (American with Disabilities Act) a été promulguée. Loi encore en vigueur, imparfaite mais extrêmement novatrice et émancipatrice à l’époque, l’ADA oblige, en gros, toutes les structures recevant du public, les écoles, les commerces, etc, à se rendre accessibles.

Voila donc pour le basket. Qui reste aujourd’hui le sport en fauteuil le plus pratiqué et le plus célèbre, ou alors qui partage ces honneurs avec l’athlétisme. Un sport joué par des personnes handicapées (même si les valides sont acceptés sur le terrain – selon certaines règles destinées à garantir l’équité), mais directement « importé » de la culture valide mainstream.

En ce qui me concerne, je m’arrête ici, mais je vous invite à découvrir le travail de Danielle Peers, ancienne internationale de basket fauteuil canadienne, et désormais chercheuse en sciences sociales. Par exemple : « (De)composition of a recovering Paralympian » où se croisent les problématiques de sexisme, de paternalisme du corps médical, et du monde sportif vu d’une athlète de haut niveau.
Elle a aussi un regard un peu plus nuancé et documenté que le mien sur le basket, et les différences entre le basket debout et le basket fauteuil. Elle en parle un peu à la fin de cette conférence : « Differential mobilities » qui est passionnante à tous égards, et que je vous invite à regarder en intégralité.

Passons désormais à la deuxième face de ma fable : le rugby fauteuil. Originellement appelé murderball. Né en 1976, dans la tête de Duncan Campbell et de ses camarades, qui ne sont (à ma connaissance) vétérans d’aucune guerre. Mais ils sont tétraplégiques, et le basket n’est pas accessible, car il demande trop de force dans les bras et de dextérité avec le ballon. A cette époque, il n’existe aucun sport collectif accessible pour les personnes handicapées qui n’ont pas une pleine fonction de leurs membres supérieurs. On n’est jamais mieux servi que par soi-même, et ces 5 camarades créent donc, entre eux et pour eux, cette nouvelle discipline. Ils en inventent les règles de zéro. Inspirées pour partie du hockey (je rappelle qu’on est au Canada) du football américain, et d’environ tous les sports un peu brutes avec un ballon. Aucune tentative d’essayer « tant bien que mal » ou avec plus ou moins de succès d’adapter un sport de valides à leurs corps, à nos corps. Nous voici donc avec une discipline créée de toute pièce par et pour les tétraplégiques, pour la faire correspondre à nos corps et à nos possibles : le murderball (parce que c’est violent). Une discipline qui n’a pas d’équivalent dans le sport valide. Qui se joue en non mixité handie, mais pas seulement : le murderball ne se joue qu’entre personnes ayant une atteinte aux 4 membres. J’y lis comme une volonté de « sanctuariser » la discipline, les paraplégiques et autres handi.e.s « moins lésé.e.s » n’auront qu’à se tourner vers d’autres sports ! (C’est une source de tensions dans les fédérations sportives, jen ai parlé dans mon article sur la classification).

Comme j’ai utilisé les deux termes à dessein jusqu’ici, un petit éclaircissement sémantique. La discipline, à sa création, s’appelle murderball. Et n’a pas d’équivalent valide. Le changement de nom intervient, je crois, un peu avant l’an 2000, année où le rugby fauteuil est présenté comme sport de démonstration aux Jeux de Sydney. Le changement de nom, c’est donc purement marketing, et notamment pour vendre ce sport à un public… valide. (Irais-je jusqu’à considérer cela comme du valide-washing ?) J’ai joué 4 ans au rugby fauteuil, et je ne connais absolument rien des règles du rugby valide. Les « ressemblances » entre les 2 disciplines sont vraiment modestes, et ont été mises en valeur à posteriori.

Qu’est ce que j’observe, dans la genèse du murderball ?
Du côté des joueur.euse.s, ce sont globalement, les héritier.e.s des exclus du basket dans les années 40. Mais elleux jouent parce que ce sont des personnes actives qui veulent pratiquer un loisir accessible, et ne jouent pas sur injonction du corps médical, pour se rééduquer et s’insérer dans la société en collant au plus proche au modèle valide. D’ailleurs, une bonne partie sont considérés comme « trop handicapés » pour (re)devenir des individus productifs, soldats du capital.

Et puis, dans les années 70, de plus en plus de mouvements pour les droits civiques des personnes handicapées se structurent, partout dans le monde. On a l’UPIAS (Union of the Physically Impaired Against Segregation) au Royaume Uni, les mouvements pour la vie autonome et la première loi qui interdit les discriminations fondées sur le handicap aux Etats Unis. En France aussi des militant.e.s commencent à prendre la parole… Je vous invite d’ailleurs à lire les archives des « Handicapés méchants » !

Il commence donc timidement à exister dans l’imaginaire collectif d’autres modèles possibles que celui de la personne valide, ou de la personne handicapée tellement bien « adaptée » qu’elle compense son handicap exclusivement grâce à ses facultés individuelles.

La grande différence, entre les joueur.euse.s de murderball et de basket, ce sont les capacités fonctionnelles. Pour forcer un peu le trait, les basketteur.euse.s ne sont pas très éloigné.e.s de valides sur roulettes. Ils et elles sont assez largement autonomes sans aide humaine (ou très minime). Sur le terrain, pour s’équiper, faire leurs transferts, se relever en cas de chute… En fait, ils et elles sont globalement très autonomes sans aide humaine tout court dans la vie quotidienne : pour habiter, se laver, se nourrir, se déplacer, travailler…

Pour ceux et celles qui jouent au murderball, c’est une autre histoire. L’aide humaine fait bien souvent partie intégrante de la vie des joueur.euse.s. Et également sur les bords des terrains, pour aider les joueur.euse.s à s’équiper et à faire leurs transferts, déplacer du matériel, entretenir les fauteuils, réparer les chambres à air, délimiter le terrain avec du scotch…

Pour moi, le murderball aborde frontalement la question de l’aide humaine, qui est beaucoup plus facile à « occulter » dans le basket fauteuil. D’un point de vue militant, je trouve même que la place des valides dans le rugby fauteuil est un bon exemple de ce qu’être un bon allié veut dire : s’activer en coulisses, sur des tâches plus ou moins valorisées (arbitrage, mécano… Ou juste cette personne indispensable qui enfile les gants, attache les sangles et ouvre les bouteilles d’eau) pour permettre aux concerné.e.s de s’accomplir au maximum de leur potentiel sous les feux de la rampe.

Je pense que l’on comprends aisément pourquoi je revendique le murderball comme un élément d’une culture handie. Car il a été construit par la communauté, pour la communauté… et avec une grande créativité.

C’est un sport qui permet de faire jouer sur le même terrain, côte à côte ou face à face, des hommes et des femmes, un joueur avec 2 mains, un joueur avec une main, et un joueur sans mains. Des tétras, des IMC, des myopathes, des amputés, et tout ce que le monde fait de personnes qui galèrent plus ou moins avec leurs 4 membres.
C’est en jouant au murderball que j’ai ressenti physiquement que ma façon de bouger et d’habiter mon corps était une opportunité créative et sportive.
C’est en observant, parlant et jouant avec des coéquipier.e.s plus expérimentés que j’ai découvert une expertise de pairs sur le fonctionnement de mon/nos corps. Parler de nos corps, ressentir nos corps, leurs possibles et leurs limites… Loin de tout regard médical. ça a été capital pour moi. Une source d’empowerment.

Ces joueurs et ces joueuses sont mes adelphes, je trouve notre famille si belle.

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