Itinéraire sportif – multiples facettes de l’accessibilité

Une chose que j’ai apprise dans mon parcours sportif, toutes expériences confondues, c’est que : la pédagogie c’est important. Ce n’est pas un scoop en soi (cet article est écrit pour vous par un enfant élevé dans les pédagogies émancipatrices, devenu un adulte qui travaille dans la formation…) mais la pratique sportive me l’a fait éprouver autrement… Matériellement et physiquement, en fait.
Pour illustrer, on va s’appuyer sur mes différentes expériences de sportif handi et trans à l’enfance et à l’âge adulte.

Retour à l’école primaire. J’ai commencé à faire du judo à 6 ans, parce que ça avait l’air cool, et que mon grand cousin en faisait déjà. J’ai donc atterri dans le même club que lui, à côté de notre école et de nos domiciles. On n’était pas dans le même cours, mais je suppose, rétrospectivement, que mes parents ont dû « prendre la température » auprès de mon oncle et ma tante. (Ou pas. Après tout, eux aussi étaient en train de découvrir comment on élève un enfant handi). Toujours est-il que dans le cours de débutants, environ 20 garçons valides de 5 à 7 ans, et moi, la « seule fille », et handicapée du genre qui ne tient pas vraiment debout.

Et une prof formidable. Elle m’a intégré au groupe sans problème. Elle a surtout défendu auprès des autres mon droit à être là et à faire du judo. Puis je crois aussi qu’elle était contente d’avoir une fille dans son cours. Durant mes 5 ans de judo, elle a vraiment été toujours là, à reconnaitre mes efforts et mes progrès, mes difficultés aussi, mais surtout ma légitimité. C’était il y a longtemps, et je suis bien incapable de décrypter précisément ses stratégies pédagogiques, mais je me sentais en sécurité pour m’amuser et m’épanouir. Et ça, à 6 ans, on le ressent déjà.
Cette prof nous encourageait souvent à participer à des compétitions, mais vraiment avec la vision que c’était une occasion de combattre contre d’autres judoka.te.s, et pas spécialement une recherche de performance. Il y avait de la place pour tout le monde. Une fois, j’ai participé. Première expérience. Nous étions dans une poule de 3, je suis arrivé 3e. J’ai reçu une médaille de bronze, j’étais content.
A la fin de la compétition, ma prof m’intercepte : Elle me félicite, et me remet un petit paquet. Arrivé chez moi, je l’ouvre : Une petite boite rouge, avec à l’intérieur, une lettre et une médaille. La lettre est signée Dominique, ma prof. Je ne l’ai pas sous les yeux pour la citer, mais ce sont des félicitations pour avoir osé participer, (à la différence de « certains judokas qui ont toujours une bonne excuse pour ne pas aller en compétition ») et pour m’encourager à continuer, et à porter bien haut dans ma vie le code moral du judo : L’amitié, le courage, la sincérité, l’honneur, la modestie, le respect, le contrôle de soi et la politesse.
Et puis, il y a une vraie médaille. Une médaille d’or des championnats de France de judo 1976. Gagnée par Dominique 25 ans auparavant environ.
Même si sur le coup, je me rends compte de l’honneur qu’elle me fait en m’offrant sa médaille, je n’avais pas la mesure, je pense, de ce que c’est pour un sportif ou une sportive de remporter un championnat de France. ça a dû être un geste fort, pour elle, de donner cette médaille à une petite fille… J’ai soudain très envie de revoir Dominique, de la remercier et de lui rendre sa médaille. Puisque depuis près de 20 ans, j’ai gardé précieusement cette petite boîte rouge et son contenu. Maintenant que je suis un adulte, j’aimerai beaucoup lui dire qu’elle a marqué ma vie, durablement et positivement, et que je lui en suis reconnaissant.

Parce qu’au-delà de la (belle) histoire, il faut être clair : Sans une personne comme Dominique pour ma première expérience sportive, je n’aurai jamais eu la trajectoire que j’ai eue, ni toutes les réflexions qui vont avec. On a besoin de profs comme elle. Tout le monde mérite sa Dominique, et particulièrement les enfants handis qui font du sport avec des valides.
Si j’ai arrêté le judo après 5 ans, c’est que je m’étais rendu compte que j’avais atteint un palier dans ma progression. J’ai senti, à 11 ans, que j’étais allé au bout de ma route avec le judo. (Mais j’essaye toujours de rester fidèle au code d’honneur).

Après, j’ai voulu faire du tir à l’arc. J’avais un copain qui en faisait, donc je suis allé avec lui dans le club municipal. J’ai fait un seul cours, et j’ai compris que ça n’allait pas fonctionner. Pourtant, le tir à l’arc était a priori plus accessible que le judo. Je crois même que le club était labellisé « handi accueillant » ou une autre formule creuse qui ne veut rien dire. J’ai rencontré la prof une fois, je lui ai parlé, j’ai vu comment elle s’adressait à moi, et j’ai su que je ne ferai pas de tir à l’arc dans ces conditions. Elle m’avait présenté aux autres comme « ayant un petit souci », c’est la seule chose dont je me souvienne. Je n’avais que 11 ans, pas les mots pour le formuler, un peu de mal à voir que le problème ne venait pas de moi, mais j’avais compris que le malaise de la prof était un obstacle qui allait m’empêcher de m’épanouir dans la discipline.

Alors je suis retourné aux arts martiaux, et comme le même copain faisait du taekwondo, j’y suis allé. Je pense que ça ne ressemblait à rien pas à du taekwondo valide, mais je m’amusais bien. Là aussi un super prof qui m’a intégré, m’a aidé à trouver des stratégies. Un prof qui m’a encouragé à passer des ceintures, et qui a essayé, à sa mesure, de me donner des exemples auxquels m’identifier. (Un de ses amis taekwondoiste, en fauteuil suite à un accident, qui ne combattait qu’avec les poings, et « il ne fallait pas l’embêter au risque de mordre la poussière »).
Il m’avait dit aussi que si je voulais aller jusqu’à la ceinture noire, c’était possible. Qu’on pouvait faire en sorte de créer des nouvelles grilles d’évaluation pour prendre en compte mes capacités. Je ne l’ai pas fait, j’ai arrêté avant, après la ceinture verte. Mais cette perspective m’a accompagné les 3 ans où j’ai pratiqué. Cela m’a donné une grande confiance, et a participé à mon empowerment. Sportif et personnel. Il y avait un horizon possible pour moi, et s’il n’existait pas encore, on pourrait le créer ensemble.
Si j’ai arrêté après 3 ans, c’est que j’ai senti que je ne progressais plus, et par conséquent je ne m’amusais plus. Le plus dur la dedans a été d’en prendre conscience avant mon prof. 14 ans, et face à ce prof expérimenté, pédagogue, et prêt à relever ses manches, c’est moi qui lui dit « Merci, mais j’ai atteint mon potentiel max, c’était cool mais j’arrête ». C’était toute la partie technique qui m’avait fait rester si longtemps dans le taekwondo. J’étais capable d’expliquer des mouvements aux autres même si je ne pouvais pas en faire la démonstration, parce que j’en comprenais la mécanique.

Ce moment a été à la fois une grosse frustration et une grande découverte : Je connaissais mieux mes propres mécanismes que les ceintures noires. De manière générale j’avais 14 ans, et personne ne comprenait mieux mon corps que moi. C’était vertigineux. C’était puissant. Et ce n’était pas abstrait ou théorique. Je l’avais éprouvé dans ma chair. C’est cela qui m’a toujours tellement plu dans la pratique sportive. Tu utilises ton corps, tu es ton corps, tu vis avec et dans ton corps.

En parallèle des arts martiaux, j’avais déjà eu envie de faire des sports d’équipe. Pour aller plus loin que le foot dans la cour de l’école (où j’étais choisi en dernier et où on me mettait en défense) dans mon cas, cela voulait dire des sports en fauteuil. L’hôpital où j’étais suivi a essayé de mettre en place un groupe de juniors en basket fauteuil. Ça aurait impliqué de me conduire en voiture tous les mercredis assez loin, et l’un de mes parents attende sur place la durée de l’entraînement. Ça n’a pas eu lieu. Il n’y avait pas assez de jeunes pour former un groupe suffisant.
Pour la pratique sportive en intégration-dissolution chez les valides, l’écueil principal, c’est l’accueil des clubs et des profs, qui seront plus ou moins sensibilisés ou formés, ou curieux, pour intégrer des personnes handies dans leurs groupes.
Pour la pratique handisport, les contraintes sont bien différentes. D’avantage logistiques. A tel point qu’à l’âge de 15 ans, d’un naturel sportif, handi de naissance, en région parisienne, où l’offre est la plus abondante (ou la moins anémique, selon les points de vue), je n’avais encore jamais pu pratiquer en handisport. (Mais je parlerai spécifiquement de logistique dans un autre article).

Alors j’ai 15 ans, et je fais du ping pong, une fois de plus avec des valides. Le prof n’était ni hostile ni sensibilisé, mais à ce stade j’avais (enfin) compris que je devais en prendre et en laisser.
Pour la première fois dans mon expérience de sportif, je devenais un adversaire sérieux. C’est-à-dire que je battais des adversaires valides. Je voyais ce que ça leur faisait, ils n’aimaient pas. Pour certains, c’était une humiliation de perdre face à moi. Et me battre n’avait pas autant de valeur que de battre un adversaire valide. Autant dire que ce n’étaient pas ce genre d’attitude qui allaient m’aider à me sentir légitime et à avoir une bonne estime de moi-même. Et aucun adulte ou entraîneur pour poser le cadre.
Puis une section handie s’est créée dans le même club. Je continuais à m’entrainer avec les deux groupes. Le grand écart entre mon groupe valide, et mon entraîneur handi, qui avait un discours assez paternaliste, pas loin du « on est quand même des handis ». Malgré tout, j’aimais bien le ping pong, et c’est pour des raisons pratiques que j’ai arrêté.

En terminale, j’ai voulu faire de la boxe, j’ai parlé une fois au prof au téléphone, et j’ai compris directement qu’il fallait pas que j’y aille. Ce prof n’était visiblement pas prêt à travailler avec une élève qui ne pouvait pas sauter à la corde.
Alors j’ai fait de l’escrime. On ne tirait qu’a l’épée, une arme où les passes avant sont permises. C’est-à-dire qu’il est autorisé d’avoir l’un ou l’autre pied devant, plutôt que de rester sans cesse en pas chassés. Ce qui m’arrangeait bien, pour garder l’équilibre.
Ensuite j’étais en prépa donc mon sport c’était l’algèbre linéaire. Puis je suis parti à Strasbourg, et je n’ai pas repris non plus. Pas par désintérêt sportif. Mais déja fatigué à l’idée de devoir démarcher des clubs et voir « s’il y a moyen de s’arranger ». Puis j’ai fait un coming out trans, ce qui ajoutait un deuxième niveau de difficulté pour trouver un club accueillant.

En école d’ingénieur, pas de moyen visible ni facile de s’intégrer dans l’AS, pas envie de lutter, je mets ça de côté. J’ai passé 2 ans à tenir la table de marque pendant les tournois de l’AS pour valider mon UE de sport, et j’ai trouvé ça stérile. C’est dommage, l’idée de « participer autrement » me semblait prometteuse… Mais la réalisation n’a pas été à la hauteur.

Finalement à 22 ans, retour d’Erasmus. Gros bouleversements dans ma tête. Entre temps, je m’assume partout et tout le temps en tant que mec trans. Je commence à revendiquer mon identité transmasculine, et mon identité handie dans la foulée.
Alors ça passe encore par le sport. J’intègre une équipe de basket fauteuil. Pas tellement par choix, mais à Strasbourg comme sport collectif en fauteuil, c’est tout ce qu’il y a. Alors je prends !
En parallèle, je me renseigne aussi sur l’athlétisme en fauteuil. J’écris à la ligue d’athlétisme d’Alsace, qui me dit qu’aucun club n’est équipé « mais par contre si vous voulez courir debout on peut vous accueillir, pas de souci » Euh… Merci ?

Alors je fais du basket. Et pour la première fois de ma vie, je n’ai pas à réfléchir « en direct » à comment adapter les consignes. Les consignes ont été faites pour moi. Pour nous. C’est si agréable et si reposant. Je ne suis plus en dissolution, une anomalie dans un groupe de personnes valides.

Je me renseigne déja à l’époque sur le rugby fauteuil, parce que ça a l’air cool. Un sport de contact en équipe, avec des fauteuils roulants. La synthèse de toutes mes expériences sportives. Ça me parle. Bien plus que le basket fauteuil. Mais il y a très peu de clubs en France. Depuis chez moi, le plus proche est en Côte d’or (plus de 300 km). Je me renseigne sur la localisation de tous les clubs de rugby de France. Ce n’est pas possible. Alors je reste jouer au basket pour deux saisons. Pendant lesquelles je fais ma transition, avec une équipe où ça ne pose aucun problème. On est sur une discipline mixte, notre équipe est mixte. Je ne peux juste pas jouer en compétition, car j’ai un état civil féminin et que je prends des androgènes. Ça ne me chagrine pas trop, et objectivement, je n’ai pas le niveau pour jouer en championnat.

Je suis les championnats d’Europe de rugby fauteuil au printemps 2015 en intégralité sur Youtube. Je suis si emballé, je constate que j’ai omis une piste. Je n’ai pas vérifié les clubs à l’est de Strasbourg, en Allemagne ! J’en trouve un à Freiburg (80km), les contacte, commence à jouer avec eux. Ça n’était pas gagné d’avance. Ce n’est que parce que les étoiles sont alignées que j’arrive à intégrer ce club : Ils jouent le dimanche, j’ai une voiture, je baragouine l’allemand, et ils ont un fauteuil à ma taille à me prêter. 4 conditions qui rendent ma participation possible. Je joue un an avec eux. Entre le trajet et l’entrainement, j’y passe tout mon dimanche, et j’en ai pour 15-20 euros d’essence à chaque fois, mais ça me plait.

(Et j’apprends à dire roue anti-bascule en allemand, j’espère que ça me servira un jour)

Donc oui, l’offre sportive quand t’es en situation de handicap, c’est vraiment un gros écueil. L’accès à l’info n’a rien à voir avec l’accès à l’info pour les aspirants sportifs valides. Je me souviens d’une discussion ubuesque avec une docteur du service de santé de la fac, pour un certificat médical. Ingénument, elle me demandait si je m’étais renseigné sur l’offre sportive du SUAPS pour les étudiants. Croyait-elle vraiment que je faisais 160 km chaque week end pour parler allemand, sans avoir regardé en détail les trucs gratuits à 10 minutes de chez moi avant ? Sérieusement, je pense que je connaissais mieux les offres du SUAPS que cette personne. Et comme si j’avais forcément envie de faire du sport en mixité avec des valides.

L’année suivante, je pars vivre en Irlande. Au moment de postuler, j’ai indiqué qu’il n’y avait que 2 villes où j’acceptais d’aller. Là où il y avait des équipes de rugby/murderball. Donc 8 mois avant de déménager, j’avais mené ma petite enquête, parce que ça avait de l’importance à mes yeux, et je connaissais la situation de mon sport en Irlande. Je ne suis pas arrivé à Cork par hasard. Mon choix de ville pour le retour a aussi été en partie lié à cela. Et cette donnée a eu une part dans tous mes déménagements successifs entre 2016 et 2019. Bref, l’accessibilité, c’est affaire de logistique, mais pas seulement. C’est infiniment plus complexe.

Si on parle de pédagogie, (j’ai commencé cet article avec, c’est logique de boucler la dessus) le handisport m’a aussi permis de découvrir que la pratique sportive pouvait exister même avec un coach médiocre. Chose impossible en tant qu’handi en dissolution chez les valides. Là, ça devient matériellement possible. (Encore un privilège que vous ignoriez détenir).

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