Construire des classifications

J’ai déjà écrit ici où là qu’un truc que j’adore avec le murderball, c’est la possibilité de faire jouer sur un même terrain des joueurs avec 2 mains, des joueurs avec une seule main, et des joueurs avec pas de mains du tout. De faire jouer ensemble des joueurs et des joueuses, toutes les générations, et toutes les pathologies.
Mais comment est ce possible ? En sport, où la condition de base pour la compétition, c’est l’équité entre les participant.e.s ?
Comment faire, dans un monde où cet argument de « compétition équitable » sert les entreprises les plus néfastes, et qu’il est utilisé sans broncher par les fédérations internationales dès lors qu’il s’agit de disqualifier certain.e.s athlètes ? Comment faire, quand ça paraît recevable pour tout un pan du monde sportif, d’obliger des athlètes à prendre des traitements hormonaux sous peine d’être suspendues, tout ça pour les faire entrer par la contrainte à l’intérieur de fourchettes arbitraires qui définiraient la masculinité ou la féminité ?
(Oui, on parle bien ici de Caster Semenya, Dutee Chand, et bien d’autres athlètes moins connu.e.s, de personnes intersexes ou trans, qui ne peuvent pas continuer leur sport dans des conditions dignes, pour des raisons très douteuses ou discutables. Force à elles).
Il y aurait plein d’autres choses à dire sur ce sujet, car après tout, la séparation genrée dans le sport, c’est un mode de classification, qu’on ne remet pas souvent en cause, mais qui est autant arbitraire que les classifications par catégories de poids en boxe ou en judo.

Mais alors, on fait comment, en murderball, pour qu’avoir des doigts ne soit pas un « avantage injuste » par rapport à ceux qui n’en ont pas ? Pour que celui qui a des abdos n’écrase pas celle qui n’a ni abdos ni triceps ?
On donne une classification individuelle à chaque joueur. On attribue à chaque joueur un nombre de points. Et l’équipe ne peut jamais dépasser un certain nombre de points sur le terrain. En basket par exemple, c’est 5 joueurs sur le terrain, 15 points maximum au total, et une classification individuelle allant de 0 à 5. (Celles et ceux qui s’intéressent au basket : Si vous aimez les mangas, lisez Real. Je ne sais pas si ça a été traduit en français, mais je les ai lus en anglais ici)

En murderball, c’est 4 joueurs, avec un total de 8 points maximum (7 dans certaines compétitions) et des classifications individuelles allant de 0,5 à 3,5 par pas de 0,5.

La classification individuelle dépend des capacités fonctionnelles des joueurs. En général, avant d’être classifié (et d’obtenir son score) un joueur est examiné (force, mobilité, contrôle de la balle…) puis observé en situation de jeu. Évidemment, les critères de classifications peuvent être discutables ; ils sont d’ailleurs discutés. Ils ont été créés à l’origine pour des tétraplégiques avec la moelle épinière sectionnée. C’était donc assez transparent : plus la lésion était haute, plus la mobilité était réduite, plus la classification individuelle serait basse (proche de 0,5). Mais dans la réalité, il y a des paralysies incomplètes, des maladies neurodégénératives, des amputations… Une grande diversité de pathologies, qui se manifestent différemment, et qui peuvent compliquer la tâche des classificateurs. La classification est donc une source fréquente de conflits, contestations, fraudes, sanctions.
(Exemple dans l’équipe de France : Jonathan Hivernat, actuellement classé 3.0, joueur international depuis 2011, avait été jugé « inéligible » et interdit de participer aux JO de 2012. Il a fait appel et retrouvé sa place en sélection nationale depuis. Un autre exemple dans l’équipe d’Irlande, Alan Lynch, 1.0, condamné à l’été 2018 à 2 ans de suspension pour avoir intentionnellement fraudé sur ses capacités physiques dans le but d’obtenir une classification plus avantageuse).

Moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la légitimité de la classification (ça seraient des débats passionnants mais sans fin), mais ce qu’elle implique et ce qu’elle met en lumière, quand et si on en accepte le principe.

Elle souligne des choix politiques : au niveau international, la règle est de 8 points maximum sur le terrain. Dans le championnat allemand et les tournois allemands, la règle est de 7 points maximum depuis quelques années, ceci afin d’encourager la participation des « petits points », les joueurs dont la classification individuelle est de 0,5 – 1 – 1,5, les joueurs qui ont le plus de limitations fonctionnelles.
Bien sûr, je n’étais pas là quand les instances fédérales allemandes ont pris ces décisions. Mais je suppose que l’une des raisons, c’est pour faire un « contrepoids » à l’énorme succès public du murderball, et à son essor médiatique depuis la fin des années 2000. Le murderball est devenu petit à petit l’une des disciplines paralympiques les plus populaires (pour attirer du public), et dans cette quête simultanée de « grand spectacle », de performance, et de professionnalisme, la communauté sportive a pu avoir tendance à focaliser d’avantage sur les joueurs les plus athlétiques, les plus dominants physiquement, les plus proches d’une image de supercrip… Ou même d’une figure de personne valide.
Alors que le murderball a été inventé par et pour les moins dominants physiquement, ceux et celles qui ne trouvaient pas leur place dans des disciplines plus exigeantes en terme de vitesse, dextérité, endurance…
En France, on observe un mouvement inverse à celui qui se déroule en Allemagne. Depuis 2017, il a été décidé à titre d’expérimentation que les « petits points » du basket fauteuil seraient autorisés à jouer au murderball en compétition. Des paraplégiques, sans abdos, mais avec la pleine fonctionnalité de leurs bras et mains. Faire rentrer des paras dans le seul sport collectif accessible aux tétras. Pour certain.e.s, c’est faire entrer le loup dans la bergerie.
Il doit aussi y avoir des raisons pour que les instances fédérales françaises fassent ce choix. Élargir le nombre de compétiteurs, ou élever le niveau du championnat français. Mais au profit de qui ? Veut on un sport accessible au plus grand nombre, quitte à rester sur des performances moyennes au niveau international (le cas de l’Allemagne) ou alors un nombre d’équipe plus faible, mais avec des performances internationales très élevées (le cas de la France) ? Ce sont des choix politiques.

La classification individuelle, ça donne aussi une porte d’entrée sur les stratégies de jeu et les compositions des équipes. Car si l’on veut faire entrer un gros 3.5 dominant sur le terrain, il faut aussi avoir dans l’équipe des joueurs performants de plus petit pointage.
Dans un line-up 3.5 / 3.5 / 0.5 / 0.5 (genre le line-up de base de l’Australie), il n’y aura que 2 porteurs de balle. Beaucoup de vitesse, de passages en force. Les 2 joueurs défensifs devront bloquer le joueur dominant adverse, ou ouvrir un chemin pour leur attaquant.
Dans un line up 2 / 2 / 2 / 2, on aura 3 ou 4 porteurs de balle potentiels, sans forcément un joueur extrêmement dominant. Surement moins de vitesse et d’explosivité, mais d’avantage de circulation du ballon. Plus d’attaques stratégiques et moins de passages en force.
(Evidemment : tout ce que je viens de dire, ce sont des généralités)

Quand je pense à la classification individuelle, tout ce qu’elle implique en terme de composition des équipes et de choix stratégiques… Je ne peux m’empêcher de considérer le sport valide ennuyeux. Quoi ? Tous ces joueurs sont interchangeables ? Celles et ceux qui s’y connaissent un peu en sport valide peuvent bien penser l’inverse (ou essayer de m’en convaincre ^^) mais à mes yeux, le sport valide est si normatif (que des joueurs avec 2 bras, 2 jambes, une taille standard…) qu’on pourrait bientôt les remplacer par des robots. Alors que nous… Tous uniques, tous indispensables à notre manière. Le jour où les robots nous remplaceront, ce sera des robots sauvages !

Surtout, la classification a un impact énorme d’un point de vue individuel. Il faudra que j’en reparle, car il y a certains aspects qui dépassent largement la question de la classification. Mais utiliser une classification fonctionnelle basée sur des points, ça nous offre un nouveau langage commun, entre sportifs et sportives. Un langage choisi, qui nous permette de parler de nos corps et de leurs possibles, hors de tout cadre normatif médical.
Quand je joue, je suis un 2 points, ou un mid-pointer. Si jamais je suis IMC, c’est juste un moyen facile pour mes adversaires de décrire que la coordination sera mon point faible.
Je n’ai jamais ressenti le besoin de demander à mes coéquipiers (et à plus forte raison, mes adversaires) leur pathologie, ou d’expliquer leurs handicaps. Parfois, je l’ai appris en les observant jouer, ou au fil de nos échanges, mais je n’ai pas besoin de cette information pour que leurs faits et gestes me soient intelligibles. Le fait d’avoir la classification comme langage commun aide en ça. C’est aussi une protection. ça évite de devoir raconter (ou d’attendre de l’autre) une « histoire des origines » (oui, je cite toujours Danielle Peers) que nous, personnes handicapées, sommes bien souvent sommé.e.s de raconter. Comme si on « devait quelque chose » aux valides.
Si on joue au rugby, je ne te dois rien de plus que « je suis 2 points » (et je n’attendrais rien de plus de toi).
Et dans la vie hors des terrains… Je ne dois rien à personne.

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