Une lettre ouverte aux Wachowski

Le texte qui va suivre a initialement été écrit à l’été 2018, dans l’idée de faire une série de lettres ouvertes. ça parle surtout de représentation du handicap dans les médias, et presque pas de sports.

Il y avait une vidéo de 15 minutes, (désormais introuvable) dont environ 5 minutes sont exclusivement consacrés à des personnes hyper différentes, du monde entier, des plus connus et des moins connus, en train de dire merci face caméra.
Et cette réaction, de Lana Wachowski : « I know it sounds naïve, maybe even cheesy, but I wanted a show where anyone, from any part of the world, could be the hero. I wanted a show where women could be the best fighters, and men could be sensitive. I wanted a show where anyone could fall in love, and live happily ever after. Because when I was a little kid, those kind of shows did not exist »

C’est un peu la tonalité que j’aimerai donner à ce message. Un droit de réponse, un appel, une revendication… Mais enrobé dans une bonne couche de remerciements. Et je ne pense pas que ce soit incompatible ! Je vais donc vous parler de Sense8, de ce que ça suscité en moi de voir cette série… Et un peu plus.

Ce que j’ai ressenti, en voyant la série, c’est la satisfaction d’être ému et transporté. J’étais tout seul devant mon écran, mais j’étais connecté au reste du monde. Une série qui met en avant la force de la solidarité et de l’amour. Une série de bisounours. Ce que je comprends quand je regarde Sense8, c’est qu’à plusieurs, en combinant les qualités de chacun, on peut être invincible… Et malgré ça, on préfère consacrer son énergie à une partouze interplanétaire qu’à la conquête effrénée du pouvoir. Mais c’est trop bien ! C’est tellement révolutionnaire !

L’autre truc trop bien, en plus de mettre en avant la solidarité et l’amour, c’est de mettre en avant certaines histoires, certaines personnes, qu’on a pas l’habitude de voir dans la fiction, alors même qu’elles font partie intégrantes de nos vies. En tant que jeune homme trans et bi, je suis si content de me voir et de voir ma communauté à l’écran. Ça n’arrive pas souvent, et les rares fois où ça arrive, c’est presque toujours horriblement stéréotypé, ou complètement faux, et plutôt que de me rendre heureux, ça me rend hyper mal à l’aise. Pas dans Sense8. Dans Sense8, je me vois en toute simplicité, je me vois en toute complexité, et c’est super.
Pourquoi est-ce si important, d’être représenté ? Je vais pas aller chercher bien loin, on va continuer avec un extrait vidéo. [Elle aussi devenue indisponible, donc voici la transcription].

I’m someone who thinks about the power of cinema a lot. I experienced it when I was young. And I saw transgender characters in films or television shows and they were inherently tragic or they were inherently tragic or they were a joke or a victim or, most typically, psychopathic serial killers. Those kinds of characters reflect the dominant narrative in our culture about difference: Difference is something to fear. Difference is something to laugh at. Difference is most importantly something that divides. So when I pitched and said to Netflix, I told them I wanted to tell a different story about difference. I wanted to tell a story un which difference was not something that set us apart from each other; it was actually fundamentally the thing that united us because difference is the one thing that we all have in common. Sense8 is different than most shows. I know that. It’s different on purpose.

Je comprends et je suis d’accord avec tout ce que tu racontes, Lana. Tu soulignes le pouvoir qu’on celles et ceux qui racontent les histoires. Et de quelles histoires ils décident de raconter. Nos vies trans existent, dans le monde réel, même si elles sont souvent absentes à l’écran. Ce que vous avez fait toutes les deux dans Sense8, c’est de rendre l’invisible visible. Alors, pourquoi cet arrière goût amer, pourquoi je reste malgré tout sur ma faim ? C’est que j’ai été si content de me voir représenté dans une série grand public, en tant que mec trans et bi. C’était fort, c’était stimulant, et c’était libérateur. Et puis… Il se trouve qu’aussi, je suis handicapé. Tu l’as dit toi-même, Lana, c’est si important, lorsqu’on grandit et que l’on se construit, de lire, de voir, et d’entendre des histoire qui parlent de nous, de gens comme nous. Des histoires qui autorisent, valorisent la diversité. Parce que oui, la différence, ça ne devrait pas faire peur.

Et pourtant… La première fois que j’ai vu quelqu’un qui me ressemblait physiquement à l’écran, c’était pendant les jeux paralympiques d’hiver de Vancouver, en 2010. Et encore, ce n’était pas à la télé, c’était sur Internet. On ne va pas montrer des freaks aux heures de grande écoute, non plus. Mais c’était une représentation positive de corps comme le mien. J’avais 17 ans, et je me souviens avoir passé des heures sur Youtube à regarder le hockey sur luge et les épreuves de ski alpin. C’était beau, c’était valorisant. Des gens qui me ressemblaient, et qu’on voyait. Des gens qui étaient là pour leurs accomplissements, qui étaient applaudis… et qui, par ailleurs, étaient handicapés. Mais c’était du sport de haut niveau, et toujours pas de la fiction.

Donc pourquoi est-ce si important, d’avoir de la diversité dans la fiction ? Pourquoi est-ce important, de représenter des personnages handicapés ?
C’est important, pour ne pas se sentir seul au monde. Pour ne pas croire qu’on est bizarre, un freak, une anomalie, et que personne, nulle part, n’est comme nous.
C’est important pour pouvoir s’aimer et être fier. Pour ne pas avoir honte de qui l’on est.
C’est important, et c’est même nécessaire, pour pouvoir se projeter dans l’avenir. En tant que pharmacienne, serrurier, libraire, chauffeur de bus, femme politique, DJ, actrice, dealer, poète, chef cuistot, hackeuse, enseignant, policier… Mais aussi en tant que père, ami, soeur, époux, amante, fils, voisine, oncle, grand-mère… Et tout ça à la fois. Avoir des modèles variés, qui nous sortent un peu des deux extrêmes : les athlètes paralympiques ou les enfants du téléthon.
C’est important pour exister dans l’imaginaire des gens et aux yeux du monde. Pour ne plus être des créatures étranges, bizarres, voir mythologiques…

Un été, j’ai rencontré un garçon qui m’a parlé de Usual Suspects dès qu’il m’a vu arriver et qu’il a vu ma démarche. Je n’avais pas encore vu le film, qui était déjà ancien à l’époque. Mais ça nous a permis de briser la glace d’une façon très simple et apaisée. A mille lieux d’entrées en matières malheureusement plus fréquentes, ou des personnes me demandent, alors qu’on ne se connait que depuis 2 minutes, de parler de mon historique médical et de mon passé. Sans se rendre compte que c’est violent, parce qu’elles l’ignorent. De la même manière que non, poser des questions aux personnes trans sur leurs organes génitaux réels ou supposés n’est pas une entrée en matière acceptable. C’est important pour ça, d’avoir des histoires qui parlent de nous.

Enfin, représenter des personnes handicapées dans la fiction, c’est important pour qui a le souci de la vraisemblance. Les personnes handicapées représentent l’une des plus grosses minorités au monde. Nous sommes sur tous les continents, à toutes les époques, dans toutes les catégories sociales. Il y a plus de personnes handicapées que de roux, que de personnes trans… Ou que de super héros. On est aussi nombreux que les yeux bleus. Nous sommes parmi vous. Sauf dans la fiction, où là, on est plus nulle part.

C’est pour cela que mes sentiments à l’égard de Sense8 sont complexes. J’ai adoré la série et ses personnages ! J’ai été ému, révolté, heureux, apeuré. Et la série célèbre la diversité ! Super ! Mais… Pas un seul personnage handicapé. J’ai eu beau chercher, même dans le générique… pas une seule canne blanche, béquille, ou fauteuil roulant, et les personnes qui s’en servent ! En dépit de toute la diversité de notre communauté, de nos façons de naviguer le monde et de communiquer. Alors ? ça veut dire que l’on existe pas ? Nulle part ?
Ne pas être visible dans les grandes comédies bon teint d’Hollywood, même si c’est dommage, je m’y suis fait : le monde qu’elles dépeignent est complètement blanc, hétéro, cis, valide, riche… A mille lieux du monde tel que je le connais et des gens qui font ma vie. C’est de la fiction avec de grosses ficelles.
Mais que penser dans une série où je semble voir tout le monde… Même presque m’y voir… Mais pas tout à fait ? Sense8 a rendu visibles plein d’histoires qui habituellement ne sont pas racontées, et c’est très précieux ! Et en même temps, j’ai eu l’impression d’être invisible parmi les invisibles.

Quand la saison 1 de Sense8 est sortie, ma sœur et moi avons partagé notre enthousiasme débordant, teinté de dépit. Comment faire pour que la suite de cette série, que nous portions si haut dans nos cœurs, puisse recoller les morceaux ? Nous fournir cette visibilité tant attendue ? Nous avons imaginé une théorie de fans parmi tant d’autres, que je vous présente ici. A la fin de la saison 1, le personnage de Will, en raison de ses déboires avec Whispers, nous semblait condamné. Nous avons espéré qu’il suive le chemin d’Angelica, et donne naissance à son tour, à un nouveau cluster. Un cluster où l’un des personnages au moins aurait pu être interprété par Maysoon Zayid, ou par Nyle Di Marco. Ou par une autre personne handicapée, un acteur ou une actrice que l’on aurait aimé découvrir.
La saison 2 est arrivée, on s’est rendu compte que notre idée n’avait pas eu votre faveur. Une saison 2 elle aussi emplie d’amour, comme s’il était le meilleur rempart à une violence toujours croissante. Et toujours que des valides, dans la multitude de nouveaux personnages qui vont et qui viennent. Et puis la fin de la série.
Alors je me suis dit : Il n’est jamais trop tard, je peux toujours avertir les sœurs Wachowski maintenant, ça fera (peut être) du chemin dans leur tête quand elles travailleront à leurs prochains projets…
Et puis j’ai vu que vous mettiez en vente vos locaux, et ta déclaration, Lana : « I have accomplished everything I set out to do ».

Félicitations ! Je vous souhaite à l’une et à l’autre plein de bonnes choses pour vos prochaines projets, quels qu’ils soient ! Mais vu votre notoriété et vos prises de positions… ça me semblerait bizarre que vous ne fassiez plus rien. Et je ne serai pas surpris que vous receviez du courrier de fans, de réalisateurs et producteurs en devenir, avides de vos conseils !

Alors oui, j’ai parlé de mes quelques attentes déçues dans Sense8. Elles existent, elles sont réelles… Mais rien d’irrécupérable, et il y a beaucoup de choses très faciles à faire pour rééquilibrer la balance. La première chose, évidemment, c’est d’écrire des personnages handicapés. Dont le handicap n’est pas la seule caractéristique… Des personnages profonds, complexes, comme tous les bons personnages… Et qui se trouvent avoir un handicap. Je vois beaucoup de similitudes, dans le traitement médiatique et cinématographique des personnages trans et des personnages handicapés. C’est peut être pour ça que je m’en remets à vous. J’ai comme l’impression que cet enjeu de rendre l’invisible visible traverse votre œuvre et vos vies, bien au-delà de Sense8.

Ecrire des personnages handicapés, puis engager des personnes handicapées pour les jouer. J’adore la phrase de Maysoon Zayid dans son ted talk : « If a wheelchair user can’t play Beyoncé, then Beyoncé can’t play a wheelchair user ».
Et une fois qu’on en est là, l’effort à fournir pour engager d’autres personnes handicapées n’est pas si grand : des auteurs handicapés, des monteuses handicapées, des techniciens handicapés, des productrices handicapées…
En attendant… Si vous faites ça bien, comme vous nous y avez habitué, vous avez un boulevard devant vous.

On a tellement la dalle, que de voir 2 secondes un mec sur des roulettes dans une pub Axe que tout le monde a oublié, ça m’a fait plaisir d’une façon disproportionnée.
On a tellement la dalle, que j’ai beau être un cinéphile snob et condescendant, je me suis enchaîné toute la franchise des X-Men pour voir le Professeur X.
On a tellement la dalle, que tout le monde a oublié que dans Moi, Daniel Blake, juste avant son procès, Daniel parle pendant moins d’une minute à un avocat, qui se trouve utiliser un fauteuil roulant. Sauf moi, sauf nous.
On a tellement la dalle, que je me rappelle la sortie au cinéma de Némo, parce qu’il a une petite nageoire atrophiée.

Les micro fois où on apparaît, tout le monde oublie… sauf nous, parce que ces petites miettes, pour le moment, c’est tout ce qu’on a.
Alors, au delà des arguments que j’ai développés, si en plus, tout le monde oublie, c’est bien la preuve qu’il y a aucun risque à mettre en scène nos vies, et tout à y gagner.

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