« Pourquoi tu aimes le sport ? »

Qu’est ce que ça me fait, l’effort physique ? Un sentiment de vitesse, de puissance, de facilité. Quand je sprinte pour attraper une balle, et qu’effectivement je l’attrape. Quand je serre tous les muscles pour empêcher mon adversaire de bouger, qu’il rue dans les brancards, mais que je tiens bon le plus longtemps possible. Quand je sens mes épaules chauffer, alors que je remplis mes poumons de l’air glacé du dehors. Quand je rentre chez moi et que je mange avec appétit. Quand je reste de longues minutes sous la douche chaude, pour enlever la sueur salée et collante qui recouvre mon corps. Quand mes muscles ont tout donné, et que je tombe d’épuisement physique. Quand je passe une nuit de sommeil profond et réparateur.
Pour moi, c’est ça, la satisfaction de l’activité physique. S’observer, et sentir son corps se mouvoir, chauffer, transpirer, trembler. Être dans l’action, le mouvement. Avoir la maîtrise de ce que l’on fait, des gestes, de l’intensité. Doser les efforts, doser la fatigue, toucher du doigt les limites de son endurance, les éprouver. Sentir que l’on habite son corps. Que notre corps nous habite.
Quitter la notion d’ « avoir un corps » pour embrasser celle d’ « être un corps ».

Est-ce que d’autres ont les mêmes sensations ? Ces autres sont ils et elles des adelphes handi.e.s, trans, des valides, ou tout ça à la fois ? Est-ce que le plaisir des valides dans l’activité physique est le même que le mien ? Est-il comparable ?

Flash back.

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Tu es enfant, allongé sur une table d’examen, en slip et en t-shirt, pieds nus et jambes nues. Ils sont adultes. Nombreux. En blouses blanches. Autour de toi. Tu ne connais ni leur nom, ni leur métier, ni l’exacte raison de leur présence. Ils en savent beaucoup sur toi. Parfois même plus que toi-même. Le plastique de la table d’examen est collant. Ils ont les mains sèches, des poils sur les avants bras. Ils sentent l’après rasage. Ils ont les avants bras poilus, des montres en métal froid qui te donnent la chair de poule. Ils te disent de ne pas te crisper, alors que tout est si stressant, alors que leur manche effleure ta peau, et que ça chatouille. Ils regardent et ils touchent tes membres, mais ils ne te parlent pas, ne te voient pas en tant qu’individu, traversé de questions, de peurs, de douleurs, de désirs. Porteur d’un vécu, d’une expérience et d’un discours. Tu es silencié.

Tu es ado et tu es chez l’ophtalmo. Elle prend ta tension avec cet appareil qui envoie de l’air. Tu sursautes. Elle remarque : « Ah, les jeunes, vous n’êtes pas habitués à être médicalisés ». Pardon ? Tu ne dis rien, mais peut être qu’elle voit dans ton fond d’œil ces instants en accéléré. Tous ces examens chez différents spécialistes, qui te faisaient manquer des après-midis d’école. Ces séances hebdomadaires chez le kiné, depuis avant même tes premiers souvenirs. Les heures sur le fauteuil du dentiste. Tu es même le cas pratique d’une thèse dentaire. Tu sais bien qu’il n’y a pas grand monde qui porte des attelles toutes les nuits. Ou encore, puisqu’elle est ophtalmo, qu’on est pas si nombreux à avoir porté un cache sur l’oeil de si longues journées, durant de si longues années, pour « faire travailler ton œil paresseux ». Mais apparemment, si tu sursautes quand on te prend la tension, c’est parce que tu n’es pas habitué à être médicalisé, surement.

Tu es adulte, en slip sur la table d’examen d’une dermato. Qui te demande si tu as fait quelque chose pour ton acné, parce que quand même « vous en avez beaucoup pour votre âge ». Tu lui explique que tu as 22 ans, mais que ça ne fait que 6 mois que tu prends de la testostérone, alors c’est pour ça. Plutôt que de te répondre « OK » et de poursuivre l’examen, c’est parti pour l’interrogatoire. Pourquoi prenez-vous de la testostérone ? Mais c’est-à-dire, vous êtes trans ? Vous avez fait une opération ? Ah, pourquoi ?
Le feu roulant de questions inappropriées, par une professionnelle en blouse, tandis que tu es en slip sur sa table d’examen, et que tu étais juste venu te faire ausculter les grains de beauté.

Tu es ado, et cet orthopédiste te regarde marcher, en slip et t-shirt. Il te demande à un moment, très poliment, si tu veux bien relever un peu le bas de ton t-shirt, « pour qu’on voit bien ton dos ». C’est gênant. T’as pas très envie. Mais en même temps, s’il ne voit pas ton dos, l’examen ne sera pas complet. Tu obtempères à contre cœur.

Tu es adulte, et à chaque fois que tu rencontre un.e nouveau.elle professionnel.le de santé, (généraliste, médecin du travail, endocrino, peu importe…) ils t’assènent leurs remarques (« Ah, maladie de Little ! J’ai l’œil ! » et autres « oui, vous êtes bien raide »), leurs injonctions non sollicitées (« ça vous ferait du bien de reprendre la kiné » et « c’est important pour vous de préserver votre capital »), sur ce que tu pourrais ou devrais faire avec ton corps et ta santé.

Ça, et des refus de soins, parce qu’évidemment, certaines endocrino estiment que ça serait trop dangereux de te laisser faire une transition, « vu votre situation ».

J’en ai laissé beaucoup de côté, mais ce petit florilège illustre bien qu’en tant qu’handi, dès ton plus jeune âge, ton corps ne t’appartient pas vraiment. Il appartient aux médecins. Les « impératifs » de soins semblent dispenser de t’expliquer les procédures mises en œuvre, de répondre à tes questions (ou ne pas te laisser les poser), voir à ne pas te demander ton consentement. Ce que le corps médical fait à nos corps est traumatique. Nous avons des corps handis, dont nous n’avons pas forcément le mode d’emploi, et bien peu d’opportunités pour les explorer en toute liberté. On a un corps handi, avant d’être un corps handi.
Même en sortant d’une perspective de soins, nos corps sont, dans la vie quotidienne, un domaine d’interventions valides et cis. Il peut s’agir de gestes personnels accomplis avec de l’aide humaine (se nourrir, se laver…) comme de gestes de la vie sociale : attendre que le conducteur déplie la rampe pour pouvoir entrer ou sortir du bus, se faire attraper le bras au feu rouge par un inconnu qui veut t’aider à traverser, se faire scruter et questionner par des personnes dans l’espace public qui ne savent pas si tu es un homme ou une femme.

J’ai souvent eu l’impression, dans l’espace public comme dans l’espace privé, d’être dépossédé de mon corps et de mes mouvements. Pas dans un sens abstrait ou métaphorique, mais au contraire, au sens le plus charnel possible. Et cela influence grandement mon rapport au corps.
Je sais cependant que ces injonctions, regards, jugements, etc, ne sont pas réservés aux personnes handicapées, ni aux personnes trans, mais bien à toutes les personnes qui s’écartent un tant soit peu des normes d’une manière (trop) visible : les personnes racisées, grosses, les femmes, les LGBTI…

Dans le cas du handicap cependant, s’ajoute à cet environnement social violent l’expérience handie au quotidien, ce que cela fait de vivre dans son corps handicapé, de l’intérieur. Cette expérience, certains jours, c’est le corps douloureux, le corps qui ne répond pas, le corps qui pèse lourd, le corps qui ressemble plus à un obstacle sur la route de l’épanouissement que l’un des moyens de l’atteindre. Un corps pas toujours efficace, harmonieux ou fiable. Lorsqu’on a ce rapport là à son propre corps, et pas forcément de modèles positifs de personnes adultes, visibles, handicapées, et en paix avec elles-mêmes, c’est très facile de prendre de la distance avec son corps, de le traiter comme détaché de soi-même, comme un ennemi. Sauf qu’il s’agit d’un ennemi intérieur.
Dans le cas de la transidentité, on rajoute une couche supplémentaire sur ces thématiques déjà sensibles. A la fois en interne, par l’expérience de la dysphorie, et également à l’extérieur, en étant confronté aux discours (cis) de « renaissance », « nouvelle vie », et autres « transformation », en tout cas toujours des positions qui désignent le corps comme étant le problème, la source de la souffrance.

Je suis handi depuis toujours, et mon corps évolue avec les années. Je suis trans, né avec un corps « féminin », qui a vécu une première puberté, puis une deuxième puberté, et qui continue d’évoluer. Mon corps a pu, par moment, me faire souffrir ou me faire défaut. Mais j’ai toujours le même corps. Je suis toujours le même corps. Si mon corps est un problème, je suis donc un problème. Alors les récits qui veulent distancier mes sensations et expériences physiques des mes sensations et expériences mentales, je ne peux que les disqualifier.

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Alors la repossession et la reprise du pouvoir, c’est un sacré travail. Pour ce qui est purement mental, ce qui m’a sauvé, ça a été de mettre en dialogue mes identités trans et handie. Mon vécu handi m’a définitivement armé dans ma transition, et mon vécu trans a fait de moi un handi bien plus radical et exigeant.
Pour ce qui est purement physique, pour moi, c’est vraiment passé par le sport. Ça aurait pu être 1000 autres choses, le sexe, la danse, la parentalité, le mlitantisme…
Dans mon cas, je me suis retrouvé dans un espace en (non) mixité choisie. Notre matériau de travail, c’est le corps. On créé et on recréé à chaque fois un langage gestuel nouveau, pour chaque corps. On utilise nos corps, mais sans référence au normal ou au pathologique. Il n’y a pas « d’étalon valide » du quel on dériverait pour arriver à nos corps. On ne mesure pas des écarts. On fait avec ce qui est. Le but est de progresser. Par exemple, pour avoir des passes de plus longue portée… Travaille tes manchettes. Le geste valide n’est pas l’objectif, et il ne l’a jamais été.

Alors, est ce que mon plaisir quand je fais du sport est le même que celui d’un valide ? Peut être que oui, parce que je produis les mêmes endorphines. Et peut être que non, car pour moi, la joie qui vient avec l’effort physique, avec l’opportunité de m’exprimer et d’accomplir des choses avec mon corps, c’est une réappropriation. Une émancipation. Une célébration. Une entrée en résistance. Une reprise de pouvoir.

Comme le dit Stella Young dans ce magnifique texte (lire : « Dancing like everyone’s watching ») où elle parle de la danse : « I dance as a political statement, because disabled bodies are inherently political, but I mostly dance for all the same reasons anyone else does : because it heals my spirit and fills me with joy. »

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