Il n’y a qu’un pilote (et c’est moi)

(Avec des morceaux de 2014, de 2016 dedans)
(Non, je n’ai pas testé l’aviation cette fois ci)

I « rééducation »

Un entraînement de basket, en 2014. Y. me dit « C’est bon pour la rééducation, ce que tu fais là » alors que non.
Non, parce que je ne fais pas de la rééducation. J’apprends juste à faire des dribbles avec une balle. Le B-A-BA pour jouer au basket. Pour la première fois, j’apprends avec une certaine méthode, une certaine technique, à manipuler un ballon de basket. Je ne me ré-éduque pas, à la rigueur je m’éduque.

« Ré-éduquer » ça sous entendrait que j’ai déjà appris à dribbler antérieurement. Ce qui est faux.  Je m’excerce. Je m’entraîne. Je pratique. Mais je ne récuppère pas de capacités fonctionnelles perdues, j’en acquiers de nouvelles.
Ça aurait pu être un entrainement de taekwondo en 2007, de tennis de table en 2005, de murderball en 2018, d’athlétisme en 2021. Ça vient de coéquipers handis, de coéquipiers valides, de coachs, d’observateurices varié.e.s. Mais ça ne manque jamais : quand je fais du sport, il semblerait que je fasse de la rééducation ?! Ou à minima, quelque chose de « bon pour ce que j’ai ».
En effet, j’ai un système cardio-vasculaire, et l’OMS recommande de faire 150 à 300 minutes d’activité hebdomadaire d’endurance d’intensité modérée, pour les adultes de 18 à 64 ans. Je fais du sport, c’est bon pour la santé. Que j’en fasse avec un fauteuil roulant ou des palmes n’y change rien. Que ma façon de bouger soit celle d’un valide ou pas n’y change rien non plus. J’accomplis des gestes en tant que personne handicapée parce que je suis handi 24/24. Mais je n’accomplis pas ces gestes parce que je suis handi. Je suis handicapé. Je fais des trucs. J’en ferais aussi si j’étais valide, d’ailleurs. Mes intentions ne découlent pas de mon handicap.

On va reprendre à la base, mais quand on fait du sport au sein d’un groupe, chacun.e y vient avec des motivations qui sont les siennes. J’ai déja parlé des miennes en détail, que l’on peut résumer à : prendre du plaisir et passer un moment agréable. Mais soyons sans illusions : Parmi mes camarades et coéquipiers, les motivations sont multiples : Il y en a qui veulent être les meilleur.e.s et gagner des médailles, il y en a qui viennent pour maigrir, il y en a qui veulent battre des records, il y en a qui viennent par devoir, parce que « c’est bon pour la santé », il y en a qui viennent pour retrouver des ami.e.s… Et certainement, parmi les personnes handicapées, il y en a qui viennent « parce que c’est une bonne rééducation ».
Et la magie du sport (quand tout ce passe bien) c’est qu’en dépit de nos motivations variées, on arrive quand même plus ou moins à bien fonctionner ensemble.

Mon problème numéro 1, il est avec le terme, « rééducation ». le mot est (peut être ?) adapté pour des personnes ex-valides devenues handicapées suite à un événement traumatique, et qui cherchent à récupérer au maximum leurs capacités physiques antérieures. Ce sont souvent des gens qui ont fait un passage par des « centres de rééducation », des institutions totales, où ils et elles ont fait un séjour délimité dans le temps.
Mais en quoi ce terme là s’applique-t-il pour moi ?
Je me suis juste donné la peine de naître. Ma façon de me mouvoir n’est pas celle d’une personne valide dégradée. Je n’en n’ai pas connu d’autre. Je ne suis pas une pathologie, je suis une variation.
J’ai appris à marcher, mais je n’ai jamais ré-appris à marcher. J’ai appris à parler, à compter, à lacer mes chaussures, à préparer des gâteaux au chocolat, à conduire une voiture… Mais toutes ces choses là, je ne les ai apprises qu’une seule fois. Je n’ai pas dû réapprendre des gestes, puisque je ne les avais jamais perdus. En ce sens, mon expérience corporelle est peut être plus proche de celle des personnes valides que de celles qui ont acquis un handicap au cours de leur vie.
Et puis, surtout, en tant que personne handicapée depuis la naissance, on parle d’apprentissages réalisés durant l’enfance. Ça a quel sens, de « rééduquer » un petit être qui n’est pas encore éduqué, ou qui commence tout juste à l’être ? Aucun.
J’ai été éduqué principalement par mes parents, soutenus dans leur parentalité par les autres adultes de leur entourage, par une nourrice puis par l’école, par des activités de loisir… Et voilà. Voilà qui sont les personnes qui m’ont éduquées.
En parallèle, en tant qu’enfant handicapé, j’ai été l’objet d’interventions précoces et variées du corps médical et paramédical. Il ne s’agissait pas de mon éducation. Ils appelaient ça « rééducation », mais à choisir, il s’agissait d’avantage d’un processus d’assignation à une norme valide. Un entrainement à performer les normes et les mouvements des personnes valides. A minima, un entrainement à incorporer ces normes afin de pouvoir participer au monde valide sans trop détonner.
On ne peut pas exactement qualifier cette entreprise de rééducative.

Maintenant que j’ai bien précisé que le terme « rééducation » n’est pas adapté à ma situation, et notamment quand je fais une activité physique, vous allez me dire, tout ça pour ça ?  
Mais d’une, les mots sont importants. Et de deux, il est peut être temps d’expliquer pourquoi, au delà du mot, j’ai certaines réserves à l’égard des entreprises rééducatives, et des prémices qui les sous tendent.

II l’iceberg du pouvoir médical

J’ai ouvert l’article avec une anecdote bien trop fréquente. Ce type de remarque s’appuie sur une hypothèse : Celle que je ferais « de la rééducation ». Dans ma vie. En général. Et que de ce fait, mon activité sportive de loisir ou de compétition viendrait, de manière fort à propos, s’intégrer dans ce dessein plus large. Je trouve ça bien cavalier comme supposition. (Au delà du fait que c’est un avis non sollicité, retenez vous les gens, restez décents).
Mais force est de constater que l’hypothèse plane, impensée, à la lisière de bien des esprits. De personnes valides comme handicapées. De proches, de moins proches, de professionnels de santé. Si tu es handicapé, tu vois des [professionnels de santé]. Ça serait un automatisme.
Mais pour quoi, en fait ? Dans quel but ? Quels sont les objectifs ? Quels sont les bénéfices visés de cette prise en charge ? Lorsque je pose sincèrement ces questions, bien souvent, en face, ça bafouille.
Face à mon « pourquoi » existentiel, on ne m’oppose que des généralités, des banalités.
Le pitch commercial qu’on sort à tous les IMC adultes. (Qu’on doit sortir à toutes les personnes handies adultes, avec quelques modulations en fonction des pathologies). Je les ai entendus mille fois ces discours. Dans les silences, les non-dits et les non-réponses, j’ai surtout compris que mon « pourquoi », s’il avait été entendu, il n’avait pas été écouté.

Désormais, C’est moi le capitaine de ma vie. Par choix, aujourd’hui, je ne pratique pas, plus, cette forme d’auto-assignation volontaire à un idéal corporel valide. Ce truc que le corps médical appelle « rééducation » et qui n’est en fait que la partie émergée de l’iceberg immense du pouvoir médical.
Ce pouvoir, je le refuse ni par esprit de contradiction, ni par une méconnaissance des enjeux (bien au contraire). Je le refuse, car si l’on me sert une soupe marketing pour me convaincre, il faudra s’attendre que j’évalue l’offre qu’on me propose selon ces mêmes critères capitalistes. Et ce qu’on me propose n’apporte aucune valeur ajoutée à ma vie. Au contraire, ça y ajoute des contraintes de temps, d’énergie, d’organisation.
Des contraintes aujourd’hui réelles et tangibles, que je peux mesurer, observer, ressentir. A ce compte là, face à des bénéfices qui restent aujourd’hui théoriques et évanescents, le choix est vite fait. (Ce qui ne veut pas dire qu’il ne pourrait pas évoluer). Je sais faire la différence entre des efforts utiles et nécessaires, et des efforts vains et dispensables.
Pour l’heure, je me contente (et me réjouis) d’habiter mon corps. (de le-me célébrer).

C’est grâce au sport que j’ai appris que le savoir du corps n’a pas besoin de passer par un diagnostic. Voilà qui réduit le pouvoir que le corps médical avait sur moi presque à zéro. Je peux revendiquer ma pleine puissance et ma pleine autonomie, face à cette mascarade.
Car allons y, quitte à remettre en cause cet emblème de la prise en charge du handicap qu’est « la rééducation », j’y vais jusqu’au bout :
Il sert à quoi ton goniomètre ? (c’est ça)
Littéralement, le goniomètre, c’est comme un rapporteur, ça sert à mesurer des angles.

Donc une fois que j’ai eu choisi de barrer l’accès à la banalité de ma vie quotidienne aux professionnels médicaux et paramédicaux du handicap, il ne me restait qu’une seule raison possible pour fricoter avec ces gens : Avoir des données objectives. Aller à intervalles réguliers (pas trop souvent quand même), se soumettre à un bilan objectif et quantitatif de ma situation, afin d’avoir quelques points de repères de référence au fil du temps. (Et accessoirement d’avoir de la paperasse à peu près actuelle pour nourrir les administrations diverses qui en sont friandes).
J’en suis le premier surpris, mais même pour ça, je n’ai plus trouvé de valeur ajoutée dans leur intervention. (Décidément).
Alors oui, c’est vrai, le beau tableau d’amplitudes mesurées au goniomètre, je n’aurai pas pu le remplir tout seul. (Encore que…) Mais les conclusions du bilan, elles, j’aurai pu les écrire. En mieux et en plus détaillées, d’ailleurs. C’est à dire que seul je n’aurai pas utilisé les mêmes instruments, je n’aurai pas fait les mêmes mesures… Mais en m’appuyant sur d’autres indices (certainement plus flous, plus individuels, difficilement réplicables) j’arrive à des résultats au moins aussi satisfaisants. Alors finalement, à quoi bon s’infliger l’épreuve du goniomètre à périodicité X ?
Quand on a en soi, construite patiemment à petites touche au fil des ans et des expériences, l’expertise nécessaire pour se libérer de ce rapport de pouvoir buveur de sang ?

Ce qui compte la dedans, je crois, c’est d’habiter son corps physique, son corps politique, en tous temps et en tous lieux, en se fiant à ses propres besoins plutôt que d’adopter sans questions des idées ou des pratiques soufflées par d’autres. Reprendre le contrôle, ça passe aussi par le récit de soi qu’on offre aux autres, dans les cabinets médicaux, sur les terrains de sports, comme sur les dancefloors (et je vous invite vivement à lire ce magnifique texte de Stella Young)

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