Trouver la juste distance – Ambiguïté et radicalité

Dans « une poupée en chocolat » Amandine Gay parle de « blanchité honoraire » pour décrire la situation de personnes adoptées racisés, mais qui, via leur adoption et leur éducation dans des familles blanches, accèdent « en dépit de leur couleur » aux lieux, aux ressources, aux opportunités (en un mot, aux privilèges) généralement associés aux personnes blanches.

Ce mot là m’a tout de suite parlé.
Il me semble prolonger mes premières réflexions autour de la notion de « passing ». Ce mot-là, je l’avais découvert lors de ma transition. L’expression « d’avoir un passing [cis] » ou plus simplement de « passer » est utilisée par les personnes trans, pour évoquer des situations où nous sommes correctement perçus (c’est-à-dire dans notre genre de destination, si cette expression à un sens) par le monde qui nous entoure. Je l’ai appris après, mais cette expression est aussi utilisée par les personnes racisées pour décrire des situations ou elles « passent » pour des personnes blanches au cours de certaines interactions sociales.
Pour ma part, j’ai utilisé cette notion de passing pour parler de « passing valide », et de « passing handi ». Ce terme me semblait particulièrement pertinent dans ma situation, de personne qui utilise des aides à la mobilité mais pas tout le temps. Mais j’ai toujours eu du mal à qualifier certaines situations. Je ne fais pas partie de ces personnes handicapées dont le handicap est dit « invisible » (on pourrait parler de ce qualificatif « d’invisible » et de handi-dar, mais c’est une autre histoire). Mais je fais partie de ces personnes handicapées dont le handicap peut être considéré (par qui ? Selon quels critères ?) comme « discret », pas trop envahissant (une fois de plus, pour qui ?).

Mais c’est-à-dire, discret ?
J’ai pu faire des études en milieu ordinaire, avant la loi de 2005 (dont on connait les limites et les freins à la mise en œuvre toujours bien présents en 2022). J’habite seul, je n’utilise pas d’aides humaines. J’utilise des aides techniques très modestes. J’occupe un emploi dans le milieu ordinaire, à temps plein. J’ai passé mon permis de conduire, avec tellement peu d’aménagements que j’ai même pu faire la conduite accompagnée avec mes parents. Je peux emprunter des escaliers, ou le métro parisien. Je peux rendre visite à des ami.e.s qui vivent dans des appartements inaccessibles. Et je peux même faire pipi chez elleux. Je n’ai presque jamais besoin de faire appel à Accès+ lorsque je prends le train.
Est-ce à dire que je n’ai pas subi de conséquences de mon handicap, pas vécu de validisme ? Pas vraiment. C’est pour cela que je pense le terme de « validité honoraire » particulièrement adapté.

Mon handicap est toujours visible, mais dans bien des situations, j’accède à une forme de « validité honoraire ». A minima sur mon CV. Je ne suis donc pas si éloigné du modèle « PCP » – Production, consommation, procréation – décrit et dénoncé en son temps par Zig Blanquer dans la culture du valide occidental.
A cela s’ajoute mon identité cisgenre honoraire, puisque j’ai pu « finir ma transition de genre » et changer d’état civil au cours de mes études, avant d’intégrer le monde du travail.
(Qu’on ne s’y trompe pas : tout est lié, et cette accession à une identité cis honoraire quasi permanente, et à une validité honoraire régulière, sont évidemment le fruit d’autres privilèges, eux bien réels : un capital économique et culturel, certaines fonctionnalités corporelles… comme je l’ai déjà dit, je suis né du bon côté de la bourgeoisie).

Je suis donc, régulièrement, comme une personne valide, comme une personne cis, mais qui se voudrait militant.e, radical.e, face à des choix : jusqu’où décider de participer à la société capitaliste ? En travaillant pour un salaire, plus élevé que les allocations auquel mon statut d’handicapé reconnu me donne droit ? En travaillant dans le public ? Dans le privé ? En étant, ou pas, ouvertement queer sur mon lieu de travail ? En travaillant, ou pas, dans une Entreprise Adaptée, mon statut d’handicapé reconnu m’y donnant droit ? En travaillant, ou pas, dans des entreprises ou des administrations qui exploitent des travailleurs ? En travaillant, ou pas, dans des structures qui exploitent -spécifiquement- des personnes handicapées ?

J’ai obtenu mon premier diplôme post-bac dans une université dont les locaux anciens étaient plein d’escaliers.
J’ai obtenu mon deuxième diplôme post-bac dans une université dont les locaux étaient accessibles. Mais je me rendais dans cette ville en TGV…
Lors de mon premier travail [assistant de français], je travaillais dans un établissement scolaire accessible. Tout comme les transports en commun pour s’y rendre. Pas mon logement, par contre, au 4e sans ascenseur. J’ai été recruté à distance, et donc personne ne m’a vu marcher avant de me recruter. J’étais sur le papier, ouvertement queer et ouvertement handi, mais mon apparence n’a pas pu jouer contre moi.

Dans mon deuxième travail, en contrat d’apprentissage, ni mon poste de travail ni mon logement n’étaient accessibles. (Mais les transports en commun entre les deux, oui). J’ai été recruté à distance, en n’étant sur le papier, ni queer, ni [visiblement] handi. Sans ce contrat, je n’aurai pas pu valider mon diplôme.

Dans mon troisième travail, en service civique, ni mon poste de travail ni mon logement n’étaient accessibles. (Mais les transports en commun entre les deux, oui). J’ai été recruté à distance, en n’étant sur le papier, ni queer, ni [visiblement] handi.

Mon 4e travail était mon premier poste en CDD. Dans une entreprise adaptée. J’étais donc ouvertement handi. J’y ai été recruté en présentiel. Dans des locaux accessibles, mais dans un logement inaccessible, et sans transports en communs pour s’y rendre. Heureusement que j’avais le permis et la voiture.

Dans mon cinquième travail, en CDD dans le public, alleluia : le poste, les transports et mon logement sont accessibles ! J’y ai été recruté à distance. Bon par contre, je me suis retrouvé out en tant que personne trans contre mon gré.

Dans mon 6e et actuel travail, en CDI dans le privé : Mon appartement et les transports pour s’y rendre sont accessibles. Mon lieu de travail est inaccessible, même s’il ne manquerait pas grand-chose pour qu’il le soit. J’y ai été recruté en présentiel. J’y suis [maintenant, post recrutement] ouvertement queer et visiblement handi.

Pourquoi tout cet inventaire à la Prévert ?
Pour illustrer la complexité du piège de la validité honoraire. Elle me donne un privilège qui me permet de travailler (ou d’habiter, ou de me déplacer) dans des environnements inaccessibles. Et l’on voit bien que sans ce facteur, mon exclusion des études et du monde du travail était totale. C’est le cas de bien des personnes handicapées, et la plupart du temps, la seule chose qui les distingue de moi, c’est une affaire de privilèges ou de chance, mais pas tellement de « gravité du handicap » et encore moins de mérite.

Etre handi et travailler dans le secteur [médico-]social, est-ce comme être queer et travailler dans le monde de la nuit ?
Oui, on y va. Oui, on s’y brûle les ailes. Oui, on s’y fourvoie sans doute. Oui, on peut s’y retrouver un pion, un faire-valoir des dominants qui jouent contre notre camps social. Voir pour notre ségrégation, notre exclusion, en tant que communauté ou que groupe. Mais pour notre bénéfice personnel, pour sécuriser notre position. Pour montrer patte blanche à qui de droit, car pour accéder à la validité honoraire (et s’y maintenir), il faut sans cesse faire ses preuves, sans cesse renouveler son allégeance. Le revers de la médaille de la validité honoraire, c’est l’apprentissage de la distinction : « oui, je suis handi, mais pas comme ces handis là, je vous ressemble [à vous les valides] n’ayez pas peur ».
En accédant à ces lieux, à ces postes, on pense (on se persuade ?) qu’en y mettant le pied, on pourra ouvrir la voie à d’autres. On se rend bien compte que l’on est en train de devenir l’ennemi de sa propre classe, mais que pour cela, on reçoit une reconnaissance sociale que ne viendrait pas autrement.

Certaines personnes handies ou queer, et je m’inclus dedans, peuvent accéder à cette validité et identité cishet honoraire. Nous pouvons donc alors, consacrer notre énergie, nos ressources, à faire carrière, à fonder une famille, avant ou au lieu de militer pour l’émancipation collective de notre groupe. Plutôt que de mettre 100% de nos énergies dans la lutte et la survie collective, on en dépense une partie pour s’intégrer dans une société que pourtant nous critiquons, et qui nous met de sérieux bâtons dans les roues.
Certaines personnes handies ne peuvent tout simplement pas accéder à cette validité honoraire. Exclues permanentes du marché du travail, avec toutes les conséquences économiques et sociales qui en découlent. Bien souvent des survivant.e.s, des échappé.e.s de l’institutionnalisation.
Comme le schisme irréconciliable (en apparence) dans les milieux queers entre les hommes cisgenres, blancs, diplômés et bien dotés, mais gays, (parfois mariés et avec une famille), et les personnes multi-marginalisées, forcées au placard, exclues de manière permanente du « marché de la bonne meuf » pour reprendre les mots de Virginie Despentes.

Et l’on voit bien le rôle qu’a pu jouer une entreprise adaptée dans mon parcours. En y allant, je savais que j’en partirai. Parce que j’avais le bagage scolaire et professionnel pour. Mais c’était aussi ma première expérience dans un environnement de travail accessible, et aussi la première fois où j’ai eu la certitude de ne pas avoir été discriminé en raison de mon handicap dans le processus de recrutement.
Comment faire, quand le monde du travail est tellement inaccessible que les seules portes qui s’ouvrent sont celles qui nous font activement contribuer à un monde dont on souhaite la destruction ? Quand ce sont, dans le cas des personnes queer notamment, des activités clandestines ou dangereuses, marquées par la réprobation de la société ?
Cette question là, évidemment, elle ne concerne pas que les personnes handicapées, mais toutes les minorités. Comment en vouloir aux personnes qui cherchent des moyens pour s’en sortir ? Et comment ne pas leur en vouloir ces compromissions ? [Comment] peut-on, doit-on, rester véner sur le long terme ? Quelles places pour la radicalité ?

Comment recréer du commun, du collectif, entre des personnes aux vies si radicalement différentes ? Est ce plus facile, plus fréquent, d’être un militant.e radical.e, aux lieux et aux moments d’exclusion radicale ? Et aujourd’hui, est ce une fatalité d’être un.e militant.e ambigu.e, dans une époque ou en des lieux d’exclusion ambigu.e ?

Le capitalisme, le validisme, l’hétéropatriarcat, ont réussi à rendre nos situation matérielles si hétérogènes, nous divisant plus que jamais, que les collectifs s’effritent. Et que nous passons plus de temps à nous tirer entre les pattes, à compter les points et à tergiverser sur la légitimité des un.e.s et des autres, qu’à prendre la parole et à agir collectivement. Comment échanger entre nous et de nouveau faire communauté, quand nos trajectoires sont si différentes ? A-t-on encore des intérêts collectifs ? Que pèsent-ils par rapport à nos intérêts individuels, catégoriels ?

Bref, plein de questions, n’hésitez pas à répondre si vous avez des pistes.
[Et vous voyez bien pourquoi c’est bien quand je me concentre sur des éléments physiques, corporels, concrets, plutôt que de partir dans les tours dans le monde des idées et des concepts]

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